SEASON 02 – Olin
EN TRANSIT AU MUSÉE
Romain Crelier, Loris Mauerhofer, Nina Rieben et Emmanuel Wüthrich explorent chacun à leur manière ce que signifie être en transit. Leurs œuvres, diverses dans la forme, convergent vers une même réflexion sur la fragilité de la vie et la beauté qui se révèle dans le passage, parfois inconfortable, d’un état à un autre.
ROMAIN CRELIER
Dans la cour intérieure du Musée, Romain Crelier présente La Frontière, une sculpture de glace aux contours a priori familiers, posée sur un socle en bois peint. L’artiste interroge, à travers cet objet, notre attachement culturel aux frontières, dont la forme devient pourtant difficilement reconnaissable une fois sortie de son contexte. Ainsi, le canton de Berne, tracé dans la glace, n’apparaît pas immédiatement identifiable : ce qui est conçu comme un emblème géographique et politique se brouille et perd de son évidence.
En choisissant la glace, matière vouée à disparaître, Crelier confronte la fragilité de l’éphémère à la solidité du socle et à la permanence supposée des lignes tracées par les hommes. Les symboles collectifs, censés figer des réalités incontestables, se révèlent alors instables, soumis au temps et à la transformation. En regardant fondre cette figure pourtant familière, le spectateur assiste à l’effritement d’un symbole et se trouve confronté à la précarité de toute construction identitaire.
LORIS MAUERHOFER
Loris Mauerhofer cherche à créer des espaces de contemplation silencieuse, loin de toute présence écrasante. L’intimité qu’il trouve dans les objets de petite ou moyenne taille le conduit à naviguer entre sculpture et objet. Par le choix des matériaux et la composition, il explore la tension entre permanence et fragilité, entre fantasme et réalité. Ses procédés de moulages, empreintes, hybridations, renvoient toujours au corps et à ses expériences. En associant fragments trouvés et éléments façonnés, il élabore des perspectives poétiques sur nos environnements et nos relations, avec une attention au soin porté aux questions essentielles qui nous relient.
Les œuvres exposées au Musée jurassien des Arts prolongent cette recherche. Certaines assemblent acier, aluminium et étain dans des structures sobres (Sans titre, 2025), tandis que d’autres intègrent des éléments inattendus, comme un bras de mannequin ou un coussin cousu main (Sans titre, 2025 ; So this is Permanence, 2024). La monumentalité de la Figure inclinée (2024), en fil d’acier et étain coulé, contraste avec la délicatesse plus intime de Mother and Child (2024) ou des petites sculptures en bronze et laiton. Enfin, ses dessins sur papier taché (Can I? [A Thousand Times], 2024) témoignent d’un même désir de travailler l’empreinte et la mémoire des matériaux.
EMMANUEL WÜTHRICH
Dans son travail sériel, Emmanuel Wüthrich rassemblent des images issues de papiers aux usages détournés : feuilles sulfurisées passées au four (Du pain), grands rectangles marqués de cyanotypes (Maculatures), ou petites empreintes bleutées réunies en mosaïque (Transit – Taches de cyanotypes). Ces compositions naissent du hasard des procédés autant que d’un travail attentif sur la trace et la matière.
Leur temporalité est double : certaines se construisent lentement, comme des captations minutieuses, d’autres surgissent d’accidents rapides et incontrôlables. Dans ses lavis d’encre (Natures mortes) comme dans ses cyanotypes (Mains, Jours), Wüthrich explore la tension entre maîtrise et imprévu. Ses images, suspendues entre apparition et effacement, portent la marque du temps et de la lumière. Elles deviennent des métaphores fragiles de l’existence, invitant chacun à éprouver ce que signifie traverser et laisser une trace.
NINA RIEBEN
En parcourant le musée, on découvre peu à peu les œuvres de Nina Rieben, dissimulées comme des indices à interpréter. L’artiste nous engage à questionner ce qui fait défini une oeuvre d'art : tantôt une feuille morte (Romance might be a competence, 2020), tantôt un sac à main abandonné Abendtaschen (2025). Les sweat-shirts javellisés de Saturday I fall apart… (2025) apparaissent comme des vestiges intimes qui renvoient pourtant à l’imaginaire collectif de la marque et du terme « tempo » en allemand. Ses fragments, nourris d’expériences personnelles et de récits anecdotiques, oscillent entre sensualité et ironie, pathos et vide. Elle nomme cet état le « romantisme de l’incertitude ».
Dans Intention Ghosts (2021/2024), Nina Rieben nous entraîne parmi ses figures de cire, sans socle, posées à notre hauteur, entre lesquelles nous déambulons. Les relations qu’ils entretiennent entre-eux restent opaques, mais leur constellation nous invite à les appréhender. La cire, matériau des cierges consumés, évoque les prières accumulées et les vœux suspendus, approfondissant le mystère de leurs intentions. Ces silhouettes apparaissent comme les fantômes de nos désirs inachevés, de l’impossible à accomplir. Dans ces présences vacillantes, Rieben met en jeu une émotion ambivalente : à la fois perte et potentialité, effroi et création.
IN TRANSIT À LA HALLE
Nina Rieben, Romain Crelier et Flavio Hodel investissent la Halle dans un moment charnière : l’espace, bientôt rendu aux CFF, accueille une constellation d’œuvres unique et vouée à disparaître. Le visiteur est invité à entrer dans ce temps suspendu, où les œuvres dialoguent entre elles autant qu’avec la fragilité du lieu.
NINA RIEBEN
Loose attempts of sorrow, 2022/2023Derrière l’apparente simplicité des voiles suspendus affleure une multitude de signes. Les tissus assemblés ouvrent un passage que l’on traverse comme un vestibule, avant d’atteindre la Maison de Glace de Crelier. Avant la lumière, il y a ces étoffes traversées par les faisceaux de Hodel : des mots tissés qui s’échappent, des phrases que l’on tente en vain de saisir. Dans leur flottement, Rieben laisse apparaître de fragiles tentatives de consolation, des gestes de deuil inachevés. Son œuvre expose le passage comme une confrontation avec la perte, qu’il faut accepter d’habiter.
ROMAIN CRELIER
Maison de Glace, 2012 (version remoulée pour l’exposition)Maison de Glace de Romain Crelier est composé de deux éléments : une maison de glace posée sur un socle de béton. Le socle, lourd et permanent, confère à la glace un statut d’œuvre d’art, élevant une matière réputée fragile et éphémère. L’image de la maison, symbole de stabilité et de protection, se délite pourtant au fil de la fonte. La transformation s’inscrit dans toute la durée de l’exposition : à la fin, il ne reste que le socle, porteur d’une absence.
L’expérience proposée au spectateur consiste à suivre cette métamorphose inévitable, à voir disparaître sous ses yeux une forme familière. La sculpture ne se limite pas à représenter la fragilité, elle la met en acte. Dans ce geste radical, Crelier fait de la disparition même le cœur de son œuvre, et de la mémoire elle-même le lieu de la sculpture.
FLAVIO HODEL
Gerridae, 2025Hodel présente une œuvre en constante évolution. Ses projections, autrefois fixées sur des morceaux de plâtre suspendus, se déplacent désormais dans un regard mobile qui brouille la frontière entre stabilité et mouvement. Cette oscillation crée un effet de désorientation, entre recherche et immobilité. La fragmentation transforme les formes concrètes en images abstraites et attire l’attention sur les changements provoqués par le mouvement. Aux bords brisés apparaissent des vides, perçus comme des seuils à franchir.
Dans la Halle, les trois œuvres se répondent dans une constellation fragile. Elles laissent au visiteur une inquiétante étrangeté, comme si le passage lui-même devenait matière, un mouvement qui déstabilise mais ouvre aussi des possibles.